Suis-je féministe? Devrais-je dire que je le suis? Si je ne le dis pas, est-ce qu'on pourrait perdre tout ce que nous avons gagné (et ce que nous considérons aujourd'hui, c'est vrai, comme "acquis")?
Je reproduis ici une partie de l'allocution prononcée par Lise Payette le 13 juin dernier (et publiée par Le Devoir aujourd'hui), alors que l'Université du Québec à Montréal lui remettait un doctorat honoris causa.
Merci de ce grand honneur que vous me faites aujourd'hui. Vous comprendrez sûrement mon désir de le partager avec toutes ces femmes anonymes qui ont traversé l'Histoire sans jamais être connues, ces femmes sans qui nous ne serions pas là ce soir et sans lesquelles nous ne serions certainement pas ce que nous sommes devenues.
Moi, pour partager cet honneur que vous me faites, j'ai invité ma grand-mère: est-ce que vous la voyez? Elle a mis sa plus belle robe, noire à fleurs blanches, et son petit chapeau de paille noire. Je vous la présente: Marie-Louise Laplante, née en 1873 et morte en 1951. Je dis «morte», mais elle l'est si peu. Pour moi, elle est toujours là et elle me guide chaque jour. Sans cette femme lucide et décidée, j'aurais pataugé beaucoup plus longtemps pour apprendre les choses importantes de la vie, pour faire les choix essentiels et pour entreprendre la révolution qu'elle m'a inspirée.
La lutte des femmes
Ma révolution féministe, elle me vient d'elle. Cette révolution, elle continue son petit bonhomme de chemin, mais elle a commencé bien avant nous. Bien avant moi et bien avant vous. Vos grands-mères et vos arrière-grands-mères l'ont menée dans la joie et la misère, maison par maison, village par village, assumant en même temps et sans baisser les bras la revanche des berceaux et la revanche des cerveaux, souhaitant encore et toujours que leurs filles aient une meilleure vie que la leur et les obligeant souvent à être aussi instruites que possible pour assurer la transmission du savoir.
Ce sont ces femmes, celles qui étaient là avant nous, qui ont empêché ce pays de sombrer dans la noirceur totale de l'ignorance. Ce sont elles qui ont continué à fournir les mots pour exprimer le désespoir comme le bonheur et qui ont ouvert l'esprit des enfants qu'elles mettaient au monde pour qu'ils aient un minimum de culture. Marie-Louise, ma grand-mère, m'a répété souvent que je devais aller à l'école le plus longtemps possible. Elle qui n'avait qu'une troisième année savait lire, écrire et compter. Elle avait poussé dans le dos de chacun de ses enfants pour qu'ils n'abandonnent pas trop tôt. Ma mère, sa fille Cécile, avait une cinquième année et Marie-Louise me disait que je devais faire mieux, car la vie n'allait pas se simplifier, au contraire. Qu'il fallait foncer, ne pas accepter de se faire dire non. Que les études, au bout de tout, c'est ce qui restait... même quand il n'y avait plus rien.
Homme de son temps
Moi, je l'ai crue. Après ma neuvième année, je n'ai pas eu de mal à convaincre ma mère que je désirais continuer mes études, faire «mon classique» comme on l'appelait à cette époque-là, comme les garçons le faisaient.
Chez les soeurs de Sainte-Anne où j'étudiais, après la neuvième année, les études n'étaient plus gratuites. Il en coûtait six dollars par mois pour aller plus loin. Mon père trouvait que c'était beaucoup trop cher, car il avait deux filles aux études et même si les soeurs lui faisaient un rabais parce que nous étions deux, il continuait à penser que c'était de l'argent gaspillé pour rien dans une maison où l'argent était rare.
Mon père était un homme de son temps. Il avait l'habitude de dire qu'heureusement ses deux filles n'étaient pas trop laides, qu'elles finiraient bien par trouver à se marier et que ce n'était pas nécessaire d'avoir des diplômes pour changer des couches.
Mon père, finalement, n'était pas tellement différent des talibans d'aujourd'hui dans ses propos en ce qui concerne l'instruction des filles. Il n'est jamais allé jusqu'à brûler les écoles pour filles, mais il avait une idée à lui de la place des filles dans la société. Inutile de vous dire que Marie-Louise ne l'aimait pas beaucoup.
Brasser la cage des filles
Grâce à elle, j'ai eu gain de cause. J'ai fait un peu de philosophie et du latin, au grand désespoir de mon père, qui trouvait que c'était du temps perdu et c'est parce que ma mère est allée travailler pour payer mes études que j'y suis arrivée. Je lui en serai éternellement reconnaissante. Grâce à elle, j'ai pu étudier quatre ans de plus. Treize ans d'études pour une fille, c'était énorme!
Puis un jour, mon beau rêve s'est arrêté. J'ai quitté l'école. J'avais tenu plus longtemps que la plupart de mes copines et c'était une véritable victoire. La résistance de mon père, ses opinions sur les études des filles, avaient semé en moi la graine du féminisme qui n'allait plus cesser de grandir avec l'encouragement de Marie-Louise.
Ce que je trouve le plus difficile à vivre pour mon coeur de féministe en ce moment, c'est quand je réalise que vous, les jeunes femmes, avez l'air de penser que ce que vous avez en ce moment, ce que vous tenez pour acquis, que tout ça, les études, l'université, l'égalité... ça a toujours existé. Que vous ne devez rien à personne. Quand je vous entends affirmer avec un sourire en coin: «Moi, je ne suis pas féministe...» je me demande d'où vous sortez. Et j'ai souvent envie de vous brasser la cage pour vous faire réaliser que sans nous, les vieilles féministes, vous seriez à la maison en train de changer les couches du petit dernier en attendant le suivant...
Fières d'être féministes
Il m'arrive de vous trouver ingrates comme si vous étiez incapables de comprendre que des femmes se sont battues avant vous pour obtenir ce que vous avez maintenant. Comme si vous vouliez effacer d'une phrase les humiliations et les déceptions de ces femmes qui vous ont précédées et qui n'ont pas eu accès à ce que vous considérez comme vous étant dû aujourd'hui.
Nous devrions toutes être vraiment fières de dire que nous sommes féministes, car l'Histoire témoignera bien un jour du fait que les femmes ont mené à travers les siècles et les continents une révolution sans violence qui a fini par faire de nous des citoyennes à part entière, des égales en toutes matières sans jamais renoncer à ce qui nous différencie de nos compagnons. Je vous certifie qu'on peut être féministe et féminine, qu'on peut aimer d'amour et garder sa tête et son cerveau, qu'on peut avoir des enfants et faire des études. [...]
Égalité
Grâce à Marie-Louise, je n'ai jamais accepté cette pression qu'on mettait sur les épaules des filles en leur imposant l'ignorance qui permettait aux garçons, même les plus insignifiants et les plus paresseux, de briller de tous leurs feux parce que les filles devaient rester éteintes, ne jamais afficher leurs connaissances pour ne pas faire d'ombre à ces messieurs, s'oublier totalement pour permettre à leur amoureux ou à leur mari d'occuper les places de choix dans tous les domaines.
Les filles avaient la mission de s'effacer, s'effacer jusqu'à disparaître pour laisser toute la place aux hommes, leur père, leurs frères, leur mari, leurs fils... Jusqu'à aujourd'hui, je n'ai jamais cessé de proclamer que les femmes sont les égales des hommes en toutes matières. Ce sera mon dernier souffle. [...]
mardi 23 juin 2009
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